Les analyses du RBDH
12 min readJun 3, 2020

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A Bruxelles, il n’existe plus aucun terrain public pour accueillir les gens du voyage. Ni aire d’accueil résidentielle. Ni espace affecté à des séjours de courte durée. Rien. La politique par le vide. Et pourtant, les besoins sont là. Une situation indigne d’une Région.

Dans l’imaginaire collectif, les “gens du voyage” sont perçus comme des groupes itinérants sans véritable ancrage. Or, si le logement (la caravane) est très souvent mobile, l’itinérance est, elle, en réalité plutôt relative. Les groupes voyagent pour visiter la famille, participer à de grands rassemblements religieux ou travailler, mais les temps de déplacement sont limités, de plus en plus d’ailleurs. Les situations sont variables, mais on observe toutefois une tendance à la stabilité. La difficulté de trouver des aires d’accueil lors des déplacements, en Belgique ou à l’étranger, explique en partie ce pas vers plus de sédentarité.

On parle donc bien de familles qui vivent dans la Capitale, en caravane, selon leurs aspirations ou en logement fixe parfois, faute de terrains.

En Flandre et à Bruxelles, ils seraient 3% seulement à se déplacer presque toute l’année[1]. On parle donc bien de familles qui vivent dans la Capitale, en caravane, selon leurs aspirations ou en logement fixe parfois, faute de terrains. Mais l’absence d’aires d’accueil résidentielles à Bruxelles entraine aussi paradoxalement, pour certaines personnes, une errance forcée.

Les gens du voyage sont à Bruxelles ou dans les environs proches depuis des générations et sont de nationalité belge.

Qu’ils se disent ‘‘Roms’’, ‘‘Manouches’’ “Sintis” ou ‘‘Voyageurs’’[2], leur ancrage territorial est grand. Ils sont à Bruxelles ou dans les environs proches depuis des générations et sont de nationalité belge. Leur réalité n’est pas celle des Roms[3] arrivés plus récemment d’Europe de l’Est et des Balkans (années 90), fuyant pauvreté et discrimination et qui cherchent à s’établir légalement en Belgique, hors de tout nomadisme.

Parmi les gens du voyage, on compte aussi ceux de passage, issus d’autres régions ou d’autres pays, qui ont eux plutôt besoin d’espaces temporaires pour séjourner (quelques semaines) et qui se trouvent tout aussi démunis en traversant Bruxelles. Sans nier leurs besoins, c’est bien d’un plaidoyer pour des terrains publics résidentiels dont il est question dans cet article et ce, en faveur de familles bruxelloises non-reconnues aujourd’hui dans leur manière d’habiter la ville.

Les données manquent à l’échelle régionale. Un sondage réalisé en 2018 par l’asbl Foyer, auprès des gens du voyage, a permis de recenser 34 familles (ménages) occupant principalement des terrains privés à Anderlecht, Haren, Molenbeek et Neder-over-Heembeek. Et par ailleurs, 71 familles bruxelloises en errance autour de la Région, faute d’emplacements durables et une quinzaine d’autres installées dans des appartements pour les mêmes raisons[4]. Soit 120 familles qui résident ou souhaiteraient résider en habitat mobile à Bruxelles.

La situation a évolué défavorablement depuis lors, puisque certains terrains ont été perdus au profit de développements immobiliers ou fermés par ordre du Bourgmestre[5].

Il n’y aurait plus à ce jour qu’une trentaine d’emplacements[6] (un emplacement = une caravane), soit à peine de quoi couvrir 25% des besoins. Cette instabilité imposée a des conséquences lourdes pour les familles, au niveau socio-économique évidemment mais aussi au niveau de la scolarité des enfants. Du reste, les terrains privés qui sont encore occupés ont un avenir incertain.

L’habitation sur roues est reconnue comme logement depuis 2012 à Bruxelles.[7] On s’attendait à ce que dans la foulée, ce premier pas en engage d’autres et permettent de lever les obstacles, essentiellement urbanistiques, qui empêchent une installation légale et durable sur les terrains.

Pour placer une caravane sur un terrain, il faut un permis d’urbanisme. Une autorisation difficile à obtenir auprès des communes. Considérée trop souvent à tort comme une seconde résidence ou une installation récréative qui n’a pas sa place en zone résidentielle ou mixte, la caravane est soit interdite, soit juste tolérée[8]. Le PRAS (le plan régional d’affectation du sol) pourrait donner cette légitimité qui manque aux gens du voyage en leur reconnaissant une place spécifique dans des zones dédiées au logement[9], mais ce n’est pas le cas aujourd’hui.

En 2015, sur l’ensemble des emplacements privés existants, seuls 18% avaient un permis d’urbanisme[10] et à durée limitée seulement[11] (donc renouvelable ou… pas !). Le plus souvent, les gens du voyage occupent des terrains sans autorisation et risquent à tout moment d’en être expulsés. Même ceux qui sont propriétaires ne sont pas totalement à l’abri.

Autre argument soulevé par les communes pour empêcher l’installation, le fait que le terrain ne soit ni adapté, ni équipé. En 2012, le Code du logement promettait de produire ses effets sur la question des normes justement (salubrité, sécurité et équipement)[12]. Huit ans plus tard, les arrêtés d’exécution sont toujours attendus. Des règles minimales lèveraient le flou sur l’adéquation ou pas des terrains (et leurs éventuelles adaptations) et garantiraient surtout des conditions de vie dignes à leurs occupants.

On a l’impression que les mesures à prendre du côté politique ne sont pas hors de portée, mais qu’il y a une forme d’indifférence de la Région et des communes à l’égard des gens du voyage, ou de crainte qu’une législation progressiste attire plus de personnes[13].

On ne sent pas de volonté politique d’améliorer le sort des familles.

On ne sent pas de volonté politique d’améliorer le sort des familles. On l’a dit, rien n’est fait pour renforcer leur stabilité ou leur sécurité juridique sur les terrains privés. Mais rien n’est fait non plus pour répondre au manque flagrant d’emplacements.

En 2002, des parlementaires bruxellois introduisaient une proposition d’ordonnance pour pousser la Région à aménager 4 terrains de transit. Deux ans plus tard, le texte n’est plus qu’une résolution, soit une vague promesse qui ne trouvera jamais de réelle concrétisation.

Interrogés à plusieurs reprises en commission de l’aménagement du territoire sur la mise à disposition de terrains (de 2004 à 2014)[14], les Ministres-Présidents manifestent très clairement leur absence d’intérêt et leur ignorance à l’égard des familles belges du voyage : il n’y aurait aucun terrain disponible, ni communal, ni régional (la Région n’a pas de foncier pour ça !). La méconnaissance de la réalité est flagrante du côté politique où les gens du voyage sont assimilés aux Roms. Les débats se focalisent essentiellement sur la mise à disposition d’espaces de transit et jamais sur du résidentiel, alors que les familles bruxelloises sont en demande.

Seule exception notable dans ce paysage particulièrement sombre et peu engagé, l’attitude de la Ville de Bruxelles qui ouvre un premier terrain de transit à Haren, fin 2003, rue des Grenouillettes, une propriété du CPAS. Le terrain est aménagé et peut accueillir une vingtaine de caravanes pour une durée limitée. Toutes ces années pourtant, il reste le plus souvent fermé.

De source associative, les écueils sont variés (tensions entre groupes, déchets non-collectés, redevance d’occupation trop élevée…) mais la difficulté principale reste l’absence de régulation sur l’accès au terrain (entrées/sorties)[15], la Ville de Bruxelles et les gens du voyage n’ayant pas trouvé à s’accorder entre ouverture inconditionnelle et régulation stricte. Le site est désormais fermé et le CPAS, qui a récupéré son bien, projette de le céder à un groupe de forains qui dispose déjà d’une parcelle attenante. Il n’y a donc plus aucun moyen de s’installer légalement pour quelques semaines à Bruxelles et toujours aucun emplacement public de longue durée.

Les lignes semblent tout de même bouger un peu au niveau de la Région ces dernières années. Des moyens financiers ont été débloqués en faveur des communes pour l’aménagement, notamment, de terrains à destination des gens du voyage. En 2018, Le Cabinet Vervoort a mis un budget de 15 millions d’euros dans la lutte contre le sans-abrisme (ce qui en dit long encore une fois sur les représentations qui entourent la communauté des gens du voyage !), en visant la création de logements de transit et/ou d’urgence mais aussi d’aires d’accueil[16]. Le budget a été consommé mais aucune commune n’a remis de projet pour le public qui nous occupe. De même depuis 2015, les CPAS peuvent, par appel à projets[17] encore, bénéficier de subventions spéciales pour aider des publics fragilisés (dont les gens du voyage), mais les résultats sont nuls là aussi.

Les communes sont réticentes, ne veulent pas accueillir et si la Région est prête à mettre de l’argent sur la table, elle n’est pas prête à céder des terrains, renvoyant la balle aux pouvoirs locaux.

Les communes sont réticentes, ne veulent pas accueillir et si la Région est prête à mettre de l’argent sur la table, elle n’est pas prête à céder des terrains, renvoyant la balle aux pouvoirs locaux. On tourne en rond. Un dernier élément encore : la mise en place d’une commission de l’habitat mobile en 2016, à l’initiative des cabinets Fremault et Vervoort, réunissant tous les intéressés à la cause et qui avait pour but d’identifier des lieux d’accueil potentiels. En vain.

Difficile de faire pire qu’à Bruxelles. La Flandre et la Wallonie ne sont certainement pas exemplaires — rappelons que la Belgique a été condamnée en 2012[18] par le Comité Européen des Droits Sociaux (CEDS) pour violation de droits protégés par la Charte sociale européenne (droit au logement, à la protection contre la pauvreté et l’exclusion sociale, droit à la non-discrimination…) — mais les choses ne sont pas complètement figées comme dans notre région.

La Wallonie vient de reconnaitre, certes tardivement, l’habitat léger (dont l’habitat mobile) et le dernier appel à projets lancé en 2019 aux communes pour l’aménagement, l’acquisition ou l’extension d’aires d’accueil a rencontré neuf lauréats (dont Charleroi)[19]. Des projets qui viendront s’ajouter à ceux des quelques communes qui accueillaient déjà sur terrain propre aménagé et à celles qui s’engagent plus ponctuellement ou mettent à disposition des terrains non-spécifiques. Il y a évidemment moyen de faire mieux vu le potentiel foncier (253 communes) et reste la question de l’accueil hivernal ou de longue durée qui est pour l’instant complètement évacuée. Les communes subsidiées ont l’obligation d’accueillir l’été mais pas le reste de l’année.

C’est finalement du côté de la Flandre qu’il faut chercher pour trouver des aires d’accueil résidentielles. Les données régionales les plus récentes parlent de 514 emplacements pour des séjours de longue durée et 59 seulement pour l’accueil temporaire[20]. Ces chiffres sont cependant très en-deçà des ambitions régionales de 2004 qui projetaient l’aménagement de 750 nouveaux emplacements résidentiels et de 500 places pour des séjours de courte durée[21]. Au niveau des aires d’accueil de transit, la situation est alarmante puisque les places disponibles sont même en nette régression[22]. Comme dans les deux autres régions, ce sont les communes qui doivent mettre des terrains équipés à disposition via des fonds régionaux, mais l’incitant financier ne suffit pas à vaincre les résistances.

La situation des gens du voyage reste très inconfortable partout dans le pays. Les préjugés ont la vie dure.

Bruxelles n’a certes pas les mêmes espaces que ses voisines, mais il y a des terrains, à l’instar d’autres grandes villes (Gand, Anvers…) qui se sont engagées à accueillir les ‘‘voyageurs’’. Il y a des familles en demande mais leur nombre est limité. Il suffirait d’un terrain par commune — pouvant contenir 5 à 7 caravanes — pour répondre aux besoins résidentiels. Les terrains de taille réduite facilitent une bonne gestion des lieux.

L’aménagement d’un terrain (revêtement adapté, accès à l’eau et à l’électricité, sanitaires) coute moins cher que de produire de la brique et génère des rentrées pour les communes. Chaque occupant paie son emplacement, ce que ne fait pas un terrain qui ‘‘dort’’.

Si l’incitant financier ne suffit pas à faire bouger, la Région, en tant qu’organe régulateur, devrait pouvoir fixer des objectifs à atteindre aux communes. La France l’a fait depuis longtemps[23].

Mais la Région pourrait aussi donner l’exemple. Elle a des terrains dont elle est d’ailleurs en train de sceller l’avenir via ses plans d’aménagement directeur (PAD). Pourquoi ne pas y faire une place structurelle aux gens du voyage ? On parle de dizaines d’hectares prêts à succomber à la promotion immobilière privée, alors qu’il faudrait seulement quelques petites surfaces pour parvenir à combler leurs besoins. S’il n’y a pas là une bonne dose de mauvaise volonté…

Cette analyse est publiée à l’aide de subsides de la Région de Bruxelles-Capitale, Insertion par le logement et avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

Merci à Koen Geurts de l’asbl Foyer pour ses éclairages précieux.

[1]GEURTS Koen, Les gens du voyage à Bruxelles et la pénurie d’emplacements, Asbl Foyer, 2015

[2]Les ‘‘voyageurs’’ sont des Belges d’origine locale, héritiers de métiers ambulants en voie de disparition (aiguiseur de couteaux…), qui se sont recyclés dans le commerce des pneus ou de la ferraille.

[3]Les Roma de Bruxelles. La situation à Bruxelles des Roma venant de l’Europe de l’Est. Leur vie. Asbl Foyer, 2003–2004.

[4] GEURTS Koen, op.cit., p. 15.

[5]Rue des Trèfles par exemple ou rue Dante à Anderlecht. Voir aussi

[6]Entretien avec Koen Geurts, asbl Foyer, septembre 2019

[7]Code bruxellois du logement. La Flandre reconnait la ‘‘roulotte’’ comme logement depuis 2004. En Wallonie, l’habitat mobile est reconnu depuis septembre 2019 via un décret plus large qui consacre l’habitation légère sous toutes ses formes (intégré au Code wallon de l’habitation durable).

[8]BERNARD N., MOONS N., Les difficultés d’accès au logement des Roms et gens du voyage en Belgique, Rights, Equality & Citizenship Programme of the European Union, 2016, 9 pages.

[9]Et quand bien même le PRAS évoluerait, les communes auraient toujours beau jeu de refuser le PU pour d’autres motifs plus flous encore, comme celui de l’aménagement harmonieux du quartier par exemple (utilisé celui-là pour imposer des gabarits, des densités et donc aussi des types d’habitat…).

[10]GEURTS Koen, op.cit., p.16

[11]Par dérogation au COBAT, la Région impose un renouvellement annuel du permis d’urbanisme pour les installations mobiles à usage d’habitation (permis d’un an). Arrêté du 29 janvier 2004 du Gouvernement de la Région de Bruxelles-Capitale relatif aux permis d’urbanisme à durée limitée.

[12]Article 191 du Code bruxellois du logement.

[13]Vu dans la presse récemment , mais aussi.

[14]Commissions de l’aménagement du territoire et séance plénière du Parlement bruxellois : 02/05/2007, 18/01/2008, 03/02/2010, 12/11/2013 et 10/03/2014.

[15]VALLET Cédric, Gens du voyage : la colère du peuple oublié, Alter échos, n°470, janvier 2019.

[16]https://rudivervoort.brussels/news/le-gouvernement-bruxellois-investit-15-millions-dans-les-communes-pour-le-sans-abrisme/

[17]Quatre publics-cible sont visés : les migrants, les sans-abri, les Roms et les gens du voyage. L’enveloppe initiale était de 850.000€, auxquels sont venus s’ajouter 500.000€ en 2017 pour des projets visant spécifiquement l’aide sociale aux personnes dites « Roms » et aux gens du voyage.

[18]La Fédération internationale pour les droits humains et la Ligue belge des droits humains avaient porté plainte en 2010 pour violation des droits fondamentaux des gens du voyage. La condamnation reste symbolique.

[19]Décret du 2 mai 2019 relatif à l’aide aux gens du voyage modifiant la Deuxième partie, Livre 1er, Titre VII, du Code wallon de l’Action sociale et de la Santé et appel à projets lancée dans la foulée. Le subside prévoyait le financement de 10 projets seulement. Les communes lauréates sont : Charleroi, Mons, Lessines, Sambreville, Ramillies, Ottignies, Amay, Verviers et Bastogne.

[20]https://www.wonenvlaanderen.be/sites/wvl/files/wysiwyg/residentiele_terreinen_meting_2019_2.pdf, https://www.wonenvlaanderen.be/sites/wvl/files/wysiwyg/doortrekkersterreinen_meting_2019_aanpassing_november_voor_huizingen.pdf

[21]Voir le contenu de la plainte de la Ligue internationale des droits humains au CEDS

[22]La commune d’Huizingen a fermé l’année dernière un terrain de transit de 15 emplacements (ouvert en 2005). Le terrain de transit de la Ville d’Anvers (18 places) a lui été fermé en 2016.

[23]En France, la loi Besson impose aux communes de plus de 5000 habitants de mettre des aires d’accueil à disposition des voyageurs (aires de grand passage, aires de longs séjours ou séjours permanents, accueil temporaire…). En 2015, sur les 42000 places projetées, la moitié seulement étaient réalisées. Les associations représentatives des gens du voyage soulignent néanmoins des progrès importants dans l’accueil, malgré une répartition inégale sur le territoire.