Les analyses du RBDH
12 min readNov 30, 2020

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La progression des Agences Immobilières Sociales est remarquable. Elles sont à la tête d’un parc de 7000 logements[1]. Ces trois dernières années, les hausses annuelles dépassent les 700 logements. Le résultat de politiques publiques (régionales, fédérales et communales) généreuses, visant à booster le parc “à caractère social”, à défaut d’une production publique conséquente. Cette croissance, est, pour partie, le fait de nouveaux acteurs pour les AIS : investisseurs et promoteurs qui leur livrent du logement neuf et en masse. Pas tellement pour la bonne cause, mais parce que la rentabilité est au rendez-vous. Aujourd’hui, ce sont 1500 logements étiquetés “nouveaux investisseurs” que l’on a pu identifier [2].

Un afflux qui a de quoi déstabiliser le secteur des AIS. Si bien que le Gouvernement bruxellois envisage aujourd’hui d’en plafonner la croissance. Dans le viseur : les grosses promotions privées, leur gestion et leur impact budgétaire. Si nous saluons un retour à une croissance plus saine pour le secteur, un tel volte-face risque de mettre en difficulté les AIS, et tous les projets auxquels elles sont indispensables.

C’est indéniable, le secteur des AIS fait preuve d’une progression indéfectible. [3] Bien entendu, l’impact budgétaire de cette évolution n’est pas neutre. Cela n’a jamais semblé poser problème. Tous les Ministres du logement et Gouvernements successifs ont toujours eu à cœur de soutenir les AIS : un dispositif qui plait tant aux bailleurs qu’aux locataires et un dispositif qui permet de faire progresser le quota de logements abordables, à défaut d’une production sociale publique satisfaisante.

L’actuel Gouvernement ne faisait pas exception. L’accord de majorité indique que “Le Gouvernement soutiendra également les ménages en attente de logement social en développant l’offre de logements en AIS.” En novembre 2019, lors des discussions budgétaires pour le budget 2020, la Secrétaire d’Etat au logement rappelait que “ les AIS sont un partenaire indispensable pour arriver à réaliser l’objectif du gouvernement d’apporter une solution concrète à 15.000 ménages bruxellois en attente d’un logement social. Je me réjouis de la croissance annoncée et confirme l’intention claire de ce Gouvernement de soutenir ce mécanisme AIS.”[4]

Mais ça, c’était l’année dernière. La déclaration de politique du Ministre Président du 23 octobre dernier et le conclave budgétaire définissant les objectifs pour 2021 (et la suite de la législature) témoignent d’autres intentions. A la surprise générale, on apprend que ce n’est plus la croissance du secteur qui est recherchée à tout prix. Le Gouvernement fait le choix d’“encadrer la croissance des prises en gestion par les Agences Immobilières sociales et revoir les conditions de mise en gestion afin de limiter l’exploitation du système par de très gros propriétaires et limiter l’impact budgétaire aux moyens disponibles.”[5] L’option retenue, c’est un plafonnement du nombre de logements à prendre en gestion par les AIS. Les chiffres sur la table, à l’heure d’écrire ces lignes, limiteraient la progression à 2500 logements supplémentaires sur les 5 ans que compte la législature.

Cela marque inévitablement une rupture dans l’accélération de la progression du secteur. Si l’on se base sur les trois dernières années, lors desquelles près de 750 logements ont rejoints le parc annuellement, on pouvait tabler sur une progression d’au minimum 3750 logements pour ces 5 années à venir.
Par contre, si l’on dézoome quelque peu, on constate qu’une croissance de 2500 logements en 5 ans, c’est ce que le secteur a enregistré comme progression ces 5 dernières années, entre 2015 et 2020. Ce n’est donc pas un “stop” aux AIS, mais ce plafond inquiète un secteur qui s’était engagé — il y a aussi été encouragé — dans une dynamique de croissance renforcée.

La décision reste très surprenante, rien ne laissait présager, il y moins d’un an de cela, ce volte-face, tant les AIS ont toujours été soutenues financièrement. Difficile d’en comprendre les motivations exactes.

La principale raison évoquée par le Gouvernement est budgétaire. Les AIS pèsent de plus en plus lourd sur le budget régional, compte tenu de leur évolution exponentielle. La traduction budgétaire des AIS, c’est 23,5 millions d’euros de subsides pour 2021, soit 4% du budget logement, auxquels s’ajoutent entre 3,5 et 6 millions de “manque à gagner” suite à l’exemption totale du précompte immobilier pour tous les logements AIS.[6]

Le cabinet de la secrétaire d’Etat au Logement pointe la crise sanitaire, les couts supplémentaires qu’elle a engendrés et les économies qu’elle oblige. Pour ce qui est du logement, il semble que les AIS soient les seules impactées par cet effort, les moyens étant assurés voire augmentés pour d’autres postes clés de la politique logement (les plans logement ou l’allocation loyer via le plan d’urgence par exemple).[7]

Le Gouvernement évoque encore l’impact des grands projets neufs sur le rythme de croissance des AIS, et, dès lors, leur pression sur le budget.
Ces projets sont portés par de nouveaux acteurs : des investisseurs prêts à acheter des logements neufs pour les mettre en AIS et des promoteurs à les construire. L’option AIS est devenue rentable grâce aux avantages, notamment fiscaux, décidés par les pouvoirs publics pour booster le parc de logements “à caractère social” : l’exemption totale du précompte immobilier pour les logements mis en gestion auprès d’une AIS (2018) et l’allégement de la TVA visant les logements neufs (2017).[8] Des “bonus” qui viennent compléter l’offre AIS historique promise aux propriétaires : une gestion externalisée, sans aucun risque locatif. Le résultat est là. Les logements entrent en masse dans le giron des AIS.

Le RBDH s’est toujours inquiété de cette tendance inflationniste. Elle n’est pas sans risque : les investisseurs opportunistes sont motivés par le rendement promis par la formule AIS, pas par son projet social. Les loyers demandés sont élevés, proche des plafonds AIS, et la destinée sociale des logements n’est absolument pas garantie sur le long terme. Le Ministre président ne dit pas autre chose quand il évoque le souhait “de limiter l’exploitation du système par de très gros propriétaires et limiter l’impact budgétaire aux moyens disponibles.”[9]

Ces projets bousculent le secteur, par leur cout mais aussi par leur gestion. Les AIS n’ont pas pour métier la gestion de grands ensembles. Dans le secteur social, ce sont les sociétés immobilières de service public, les SISP, qui font tourner des sites entiers de logement social.

Sans doute, il y ausi des éléments explicatifs à aller chercher du côté du logement social justement, même si le cabinet Ben Hamou ne les confirme pas. Jusqu’il y a peu, les AIS et les SISP fonctionnaient en parallèle, sur des terrains bien distincts : marché privé pour les unes, logements publics pour les autres. Mais les choses évoluent. La nouvelle stratégie politique pour faire progresser le logement social, c’est le rachat, clé sur porte, d’ensemble de logements neufs de promotions privées. Il s’agit de la solution privilégiée par l’actuelle secrétaire d’Etat au logement, tant les efforts pour produire du logement social sur terrains publics semblent lourds. En la matière, la SLRB calque les projets lancés par le Fonds du Logement quelques années auparavant. Une concurrence entre opérateurs publics subsidiés (SLRB, Fonds du Logement, AIS) autour des promotions neuves abordables n’est pas à exclure. Les promoteurs risquent de faire monter les prix, au détriment des deniers publics, soutenant chacun des opérateurs en lice. C’est peut-être cette nouvelle donne qui pousse le Gouvernement à limiter l’accès aux AIS pour ces grands projets, au profit de la SLRB et des SISP.

Ce sont tous ces éléments qui semblent avoir guidé le Gouvernement dans ses choix. Pour le RBDH, il était nécessaire de recadrer le dispositif pour éviter qu’il ne se détourne de ses objectifs sociaux. Nous plaidions pour d’autres options : imposer des durées de socialisation plus longues, prévoir un droit de préemption avec limitation de la plus value, la taxer en cas de revente, privilégier les structures coopératives, ou encore adapter les avantages fiscaux par exemple.

Pour autant, le plafonnement interpelle.

D’abord parce qu’il intervient à peine quelques années après les mesures fiscales visant à attirer toujours plus de propriétaires vers les AIS. Il fait suite à une série de décisions trop généreuses et pas assez ciblées. La croissance, débridée et considérée aujourd’hui comme impayable, est le fruit de toutes ces aides publiques. On ne peut que regretter le manque d’anticipation de la part des autorités, aujourd’hui dépassées par le succès d’une formule qu’elles ont-elles-mêmes construite.

Les conséquences sont lourdes pour le secteur. Sans concertation et sans souplesse, les nouveaux quotas risquent de mettre en péril les finances des AIS (les subsides reposent sur logique de croissance). Ils obligeront les agences à une sélection très sévère des logements à prendre en gestion. Des choix qui pourraient porter préjudice à des projets qualitatifs, voire même aux propriétaires particuliers, dont le logement demande une rénovation par exemple (les AIS jouent un rôle important dans la rénovation du parc immobilier). Le profil type du public cible historique des AIS pourtant.

Quels sont les critères qui objectiveraient la sélection ou non d’un projet pour une AIS? Rien n’est arrêté. La Secrétaire d’état annonce la création d’un comité d’évaluation des projets neufs pour 2021. Il sera chargé de rendre un avis sur la qualité du projet, sa pérennité et son cout.

Ensuite, parce que, depuis plusieurs années, les AIS sont la clé de voute à toute une série de projets soutenus par le Gouvernement. Inventaire non exhaustif :

Les AIS sont encouragées (par des subsides complémentaires ou des appels à projets) à mettre des logements à disposition de publics cibles particulièrement fragilisés, tels que les sans-abris, personnes handicapées ou plus âgées. Les plus jeunes aussi. Le gouvernement a créé, en 2016, l’AIS étudiante, acteur essentiel de son plan pour le logement étudiant. Les AIS figurent également parmi les opérateurs invités au déploiement du logement de transit, maillage important de la lutte contre l’insalubrité et des violences familiales notamment.

Le Housing First, modèle innovant et porteur pour lutter contre le sans-abrisme, dépend des AIS notamment. Le modèle du community land trust a le vent en poupe. A Bruxelles, il pourrait étendre ses missions au secteur locatif, pour toucher un public plus précaire. Là encore, les AIS sont pressenties comme gestionnaires incontournables.

On pourrait également évoquer les primes énergie plus favorables aux bailleurs qui font le choix de l’AIS. Elles ont vu leur budget gonflé cette année, avec une attention particulière pour la catégorie dans laquelle se retrouvent les propriétaires qui passent par une AIS. [9]

Enfin, le Gouvernement Vervoort III a fait du logement sa priorité “numéro une”. Avec une mesure phare : trouver une solution à 15 000 ménages inscrits sur les listes d’attente du logement social (qui en compte près de 50 000). Difficile de tenir une telle promesse en se privant d’une partie du potentiel des AIS. Le logement social public ne progresse guère.

Mais le Gouvernement semble avoir fait un autre choix pour répondre à cette promesse, celui de l’allocation loyer. C’est en tout cas ce que les discussions budgétaires laissent supposer.[10] On y en apprend un peu plus sur le plan d’urgence pour le logement. Il prévoit de soutenir 12 500 ménages par une allocation simplifiée, avec une enveloppe budgétaire supplémentaire de 25 millions d’euros.[11] On ne sait pas encore grand-chose du public cible ni du montant de l’allocation.

Le RBDH a toujours plaidé pour un élargissement du public bénéficiaire d’une allocation loyer, couplé à un encadrement des loyers. L’un ne va pas sans l’autre. Sans conventionnement des loyers, une allocation risque de faire grimper les prix. La secrétaire d’état estime que cela ne sera pas le cas du projet du plan d’urgence, celui-ci limitant le public potentiel de l’allocation aux seuls candidats au logement social répondant à des conditions strictes, soit à peine 3,5% à 4,1% des locataires du secteur privé.[12] En outre, les discussions autour d’un encadrement du marché et d’une commission paritaire locative sont en standby.[13]

Cela fait des années que les forces politiques en présence ne parviennent pas à prendre les mesures structurelles qui s’imposent : prioriser la production de logement social sur les terrains publics et imposer des loyers corrects aux bailleurs privés. Faute de décision forte dans ces domaines, il faudra sans cesse pallier avec des solutions imparfaites pour les ménages précarisés.

La décision de contenir la progression des AIS intervient alors que le secteur est convoité par des investisseurs et promoteurs qui lui confient du logement neuf en masse. Des logements pas trop chers, construits, pour la plupart, dans des communes où le prix du terrain reste relativement bas. Des occasions qui se raréfient aussi. En imposant un plafond strict aux AIS, elles ne pourront simplement plus s’engager pour ces grands ensembles. Des opportunités supplémentaires pour le logement social, engagé dans une politique d’acquisition de logements neufs, clés sur porte? La secrétaire d’état fait du renforcement de la politique d’acquisition une ligne forte et prioritaire du futur plan d’urgence.[14] C’est probablement une des données de l’équation, tant la production de logement social public est pénible à Bruxelles.

Cette analyse est publiée à l’aide de subsides de la Région de Bruxelles-Capitale, Insertion par le logement et avec le soutien de la Fédération Wallonie-Bruxelles.

[1] Chiffre donné par Pascal Smet (en remplacement de la Secrétaire d’état au logement) lors de la commission logement du 19 novembre 2020, consacrée au budget 2021. En ligne : https://www.youtube.com
/watch?v=mnr7PT0RCDY

[2] Pour plus d’info : RBDH, Le privé à l’assaut du social, 2018. En ligne : http://www.rbdh-bbrow.be/IMG/pdf/le_prive_a_l_assaut_du_social_-_du_neuf_pour_les_agences_immobilieres_sociales.pdf et RBDH, Les agences immobilières sociales toujours convoitées par les investisseurs privés, novembre 2020. En ligne : http://www.rbdh-bbrow.be/IMG/pdf/analyse_rbdh_-_ais_part_1_2_-2.pdf

[3] Observatoire Bruxelles Logement, Le parc de logements AIS, colloque 20 ans des AIS, 9 mai 2018. Document disponible en ligne : https://logement.brussels/documents/obl/colloque-20-ans-ais/ppt/Bruno%20Nys.pdf/view, Question écrite concernant l’évolution du nombre de logements pris en gestion par les Agences Immobilières Sociales, en ligne : http://www.parlement.brussels/weblex-quest-det/?moncode=143925&montitre=&base=1 et commission logement, 19/11/2020, en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=mnr7PT0RCDY

[4] Commission du logement, 21 novembre 2019.En ligne : http://weblex.brussels/data/crb/doc/2019-20/138367/images.pdf#page=

[5] Intervention du Ministre-Président de la Région de Bruxelles-Capitale, Monsieur Rudi VERVOORT, Déclaration de Politique Générale, Parlement Bruxellois, 23 octobre 2020, p.28. En ligne : http://www.parlement.brussels/wp-content/uploads/2020/10/10-23-Déclaration-de-politique-générale-2020-2021-du-gouvernement-bruxellois.pdf

[6] Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, projet d’ordonnance contenant le Budget général des dépenses de la Région de Bruxelles-Capitale pour l’année budgétaire 2021. En ligne : http://weblex.irisnet.be/data/crb/doc/2020-21/140194/images.pdf

[7] Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, projet d’ordonnance contenant le Budget général des dépenses de la Région de Bruxelles-Capitale pour l’année budgétaire 2021, p. 233 (en ligne : http://weblex.irisnet.be/data/crb/doc/2020-21/140200/images.pdf) et Commission logement consacré au budget 2021, 19 novembre 2020. (en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=mnr7PT0RCDY)

[8] Depuis le mois de janvier 2017, les acheteurs payent 12% de TVA au lieu de 21% pour tout bien neuf donné en gestion à une AIS pour 15 ans minimum.

[9] R. VERVOORT, Déclaration de politique générale, 23 octobre 2020, op.cit.

[10] https://bx1.be/news/region-bruxelloise-8-millions-deuros-de-plus-pour-les-primes-a-la-renovation-energetique/

[11] Parlement de la Région de Bruxelles-Capitale, projet d’ordonnance contenant le Budget général des dépenses de la Région de Bruxelles-Capitale pour l’année budgétaire 2021, p. 233 (en ligne : http://weblex.irisnet.be/data/crb/doc/2020-21/140200/images.pdf) et Commission logement consacré au budget 2021, 19 novembre 2020. (en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=mnr7PT0RCDY)

[12] Pour un budget de 12,3 millions en 2020 (toutes formes d’allocations confondues) . Le budget n’est pas entièrement consommé, notamment à cause du refus administratif de nombreux dossiers. Ces allocations aident ensemble, environ 3500 ménages en 2018. (source : commission logement du 09/07/2020. En ligne : http://weblex.irisnet.be/data/crb/biq/2019-20/00124/images.pdf)

[13] Commission logement consacré au budget 2021, 19 novembre 2020. (en ligne : https://www.youtube.com/watch?v=mnr7PT0RCDY)

[14] Le point sur la situation dans notre précédente analyse : RBDH, Il est minuit moins une… pour le logement aussi, novembre 2020. En ligne : https://inforbdh.medium.com/il-est-minuit-moins-une-pour-le-logement-aussi-955e469ce0c1

[15] Commission logement consacrée au budget, 19 novembre 2020